L’univers a-t-il attendu 15 milliards d’années pour faire émerger la notion de spiritualité et l’introduire à travers le cerveau de l’espèce humaine ? La réalité transcendante n’existe peut-être que pour l’humain, qui l’a inventée. Il l’aurait inventée parce que sa raison sait se raisonner elle-même. Sans cesse celle-ci pousse plus loin l’horizon de ses savoirs ainsi que des savoirs sur les savoirs. La transcendance serait un artéfact pour limiter le vertige de la mise en abyme de l’esprit. L’humain jugulerait ce vertige par des dogmes théologiques. Les dieux serviraient d’explication ultime du cosmos en arrêtant ainsi la mise en abyme.

La spiritualité est issue du besoin de transcendance de la raison. Elle relie tous les êtres de la création depuis la nuit des temps et à toutes les échelles et types d’organisation de la matière. C’est l’hypothèse que je formule. Elle constitue la troisième dimension du cosmos en symbiose avec les deux autres, la matière et la raison. Il existe plusieurs formes d’organisations de la matière : le minéral, le végétal, l’animal, la technologie humaine. Ces organisations matérielles sont sous-tendues par des logiques, des raisons différentes : la physico-chimie, le vivant, les institutions humaines, la techno-science. Les spiritualités humaines se déclinent également en différentes théogonies et philosophies avec des multiples compositions spectrales allant de l’animisme aux monothéismes.

Les spiritualités confèrent du sens aux existences. Il paraît illogique que l’univers ait attendu l’humain pour lui attribuer du sens.

Les spiritualités se construisent avec des métaphores. Ces métaphores sont des concepts, comme Dieu le Père, des récits, comme la Bible, les paraboles des évangiles ou la vie de saints, des institutions comme les Eglises, des monastères, des œuvres d’art architecturales, picturales ou musicales, des rituels et des pratiques liturgiques, des prières, des corpus théologiques. Ils s’adressent autant aux individus qu’aux collectivités et aux systèmes politiques. Les réalités transcendantes ainsi évoquées sont d’un autre ordre que celui de la matière et celui de la raison tout en cohabitant et coévoluant avec celles-ci. Les spiritualités formulées par les humains sont des modèles et en tant que tels ne sont pas la réalité. Il en est ainsi également des modèles scientifiques qui modélisent les fonctionnements de la matière. Les spiritualités tout au long de l’histoire ont été instrumentalisées pour asseoir des pouvoirs temporels qui s’autoproclamaient seuls détenteurs de la vérité. Elles ont aussi servi à forger des repères identitaires religieux à des groupes sociaux, systèmes qui ont singulièrement autant relié que séparé (relégué) les humains. Elles ont connu des dérives totalitaires et violentes. Leur rôle de régulateurs sociaux a sensiblement régressé dans les sociétés où d’autres moyens de régulation plus efficaces les ont supplantées : société de consommation, éducation, organisation du travail et de la protection sociale, statut de la femme, police, administration, Etat laïque, société civile.

L’ensemble de la nature, même avant l’humain selon mon hypothèse, a également été animé par des fonctions spirituelles et transcendantes.

L’essence de la spiritualité est l’empathie, cette composante de la trifonctionnalité (corps, raison, amour) que j’ai déjà évoquée dans des articles précédents. « Dieu est amour » dans les religions chrétiennes. Toute matière, minérale ou vivante, est le résultat de jeux plus ou moins complexes d’attractions et de répulsions entre un soi et un autre. Ce soi et cet autre peuvent être des particules élémentaires, des espèces vivantes à travers leurs sexualités et leur vie sociale ou des organisations sociales. De ces jeux d’attraction et de répulsion se reproduisent ou émergent sans cesse de nouvelles structures matérielles ou immatérielles qui à leur tour vont être soumises à des jeux de cet ordre.

Les spiritualités fondent les lois, qui, quant à elles, relèvent de la raison. Les dix commandements de Dieu de Moïse, servaient avant tout à donner à une société un cadre normatif dûment ou prétendument légitimé par le ciel. Les principes républicains de liberté, d’égalité et de fraternité ou des droits de l’homme sont issus de la spiritualité judéo-chrétienne.

La spiritualité entretient un lien profond avec la notion de beauté. Le paradis ou le nirvana sont des lieux imaginaires de beauté. Les théories scientifiques ou les œuvres artistiques pérennes comportent des dimensions esthétiques. La beauté, qui est une valeur subjective, n’a pas attendu le regard l’humain pour se manifester dans l’univers. Des minéraux à la lumière des étoiles en passant par les plantes, les animaux, les paysages, des formes de beauté se sont manifestées des millions d’années avant l’apparition de l’humain. La beauté singulière de la formule mathématique e =-1 aurait fait dire à Euler qu’elle est la preuve que Dieu existe.

La subjectivité de la beauté doit exister en dehors de l’humain.

La spiritualité fonctionne à d’autres échelles de temps que le monde matériel ou que celui de la raison. Elle s’inscrit dans l’histoire longue du cosmos et des peuples. Peut-être que le temps n’existe pas pour elle ; elle appartiendrait alors à une sorte d’univers parallèle sans temps. Un tel référentiel où le temps s’annule semble déjà exister, selon la théorie de la relativité restreinte d’Einstein, pour les photons qui voyagent à la vitesse de la lumière. La lumière des étoiles lointaines met des millénaires pour notre référentiel, alors que dans le sien la durée du voyage est nulle. L’analogie de la lumière et de la spiritualité n’est sans doute pas fortuite.

L’élan spirituel au cœur du cosmos semble ubiquitaire (« Dieu est partout »), à toutes échelles d’organisation et de temps. Il est en chacun de nous et dans les sociétés tout comme dans les particules élémentaires ou dans les amas de galaxies.

Par la prière, la méditation ou les œuvres et les créations, l’humain peut entrer en communion avec cet élan et parfois se laisser guider par lui.

La spiritualité est de l’ordre de la vertu et propose des directions à l’évolution du cosmos. Elle est probablement la cause fondamentale de cette évolution dans le sens d’un ordre croissant. Cet ordre émerge dans tous les domaines soumis à des contraintes de tendances opposées, du yin et du yang, selon la philosophie orientale. Les trois composantes, le matérialisme, la raison et la spiritualité, cherchent leurs chemins dans les dédales de ces contraintes qu’elles s’imposent les unes aux autres.

Dans les domaines personnels, sociaux ou politiques, l’histoire montre que la position de moindre douleur, de moindre dégât se situe dans l’équilibre de ces trois composantes. Les catastrophes sociales surviennent lorsqu’une des composantes est éclipsée ou éclipse les deux autres.

De nombreuses spiritualités font la promotion de l’ascèse voire d’un certain dolorisme. L’entrainement à une certaine ascèse est certainement bénéfique pour apprendre à échapper à l’emprise totalitaire des passions et pulsions qui sont de l’ordre du matérialisme et du corps. Le dolorisme masochiste, quant à lui, est souvent instrumentalisé par les tenants des pouvoirs spirituels pour assujettir et soumettre les croyants.

Les personnes et les sociétés puisent souvent dans la spiritualité la force et la résilience face à l’adversité, au malheur et à la tyrannie. Les tyrans l’utilisent aussi comme opium du peuple. La spiritualité est aussi soumise aux principes d’équilibre du yin et du yang.

Il faut respecter les dieux, mais pas s’en approcher trop, disait, je crois, Confucius.

Les institutions religieuses, malgré leurs dérives récurrentes, constituent un moindre mal dans la promotion de la spiritualité. Elles s’appuient sur des superstitions, mais elles canalisent les sorcelleries aux dérives encore pires et ont su faire reculer la barbarie des sacrifices humains des sociétés primitives.

Il me semble utile, peut-être urgent, d’ouvrir notre spiritualité à l’ensemble du cosmos, et avant tout à la planète Terre, à sa matière, à ses phénomènes géologiques et climatiques, à sa biosphère qui tous nous permettent de participer ici et maintenant à l’aventure de la vie. Les seuls mécanismes législatifs ou économiques ne pourront pas empêcher une catastrophe écologique et humaine à l’échelle planétaire causée par l’hyper-matérialisme et par l’hyper-rationalisme. Une spiritualité disant l’unité, la dépendance et l’empathie profondes de l’humain avec le cosmos devrait constituer le terrain d’entente des religions. L’humanité, toujours tourmentée par des conflits religieux générés par des pouvoirs de toutes sortes, en est loin. Mais rien n’empêche de commencer, chacun pour soi, à essayer d’entrer en communion avec l’intimité spirituelle du cosmos.